chapitre IX
Le train privé de Lien Rag roulait vers l’est à toute vitesse. Jamais Yeuse n’avait voyagé aussi vite. Jamais elle n’avait aperçu de réseaux aussi étendus que depuis qu’ils avaient abordé l’inlandsis américain. Sur la banquise de la mer de Béring, côté panaméricain, les voies étaient déjà plus nombreuses que côté sibérien, mais ce n’était rien en comparaison avec ce qu’elle découvrait.
Les négociations avaient duré huit jours. Huit jours pendant lesquels Lien Rag avait tenu bon, refusé de quitter le train-bagne, posé ses conditions avec la même obstination. Son attitude avait failli provoquer plus grave qu’un incident diplomatique. Des gardes-côtes panaméricains étaient venus patrouiller le long de la frontière, puis des unités plus importantes et, côté sibérien, il en avait été de même, si bien que Mrs. Diana était venue spécialement à bord de son train particulier pour résoudre la crise.
Yeuse acheva sa toilette dans la salle de bains en marbre qui lui était réservée, partit à la recherche de Lien Rag. Il n’était pas dans le salon pullman décoré à l’imitation de l’Orient-Express, et, soudain intimidée, elle n’osa aller frapper à la porte de son bureau, attendit une bonne demi-heure avant de se décider.
Le regard de l’ingénieur glaciologue ne lui avait jamais paru aussi froid, à l’image de ces névés qu’il creusait désormais avec fièvre, poussé par une ambition rageuse qu’elle ne lui avait jamais connue. Il lui en voulait à cause de Jdrien, avait à peine écouté ses explications. Peut-être pensait-il qu’elle aurait dû accepter toutes les humiliations, pour conserver l’enfant auprès d’elle.
— Bonjour, dit-il. Nous arriverons avant midi. Tu as déjà meilleure mine.
— J’ai la mine d’une femme qui a coûté dix millions de dollars pour recouvrer sa liberté. Une femme qui a dérangé la puissante actionnaire de la Panaméricaine qu’est Mrs. Diana, une femme qui pourrait se croire une sorte de princesse de légende mais qui comprend qu’elle n’est qu’un être très décevant.
Lien Rag soupira. Mrs. Diana n’avait pas été très subtile, comme toujours. L’achat pour dix millions de dollars de fourrures allait être soutenu par le conseil d’administration de la Compagnie, avalisé par les banques puissantes. Lien Rag se sentait plus que jamais engagé dans les projets faramineux de Mrs. Diana. Dix millions de dollars. Il lui faudrait au moins dix ans pour les rembourser avec son salaire, ses primes.
— Je ne me rends même pas compte, à ce niveau, disait Yeuse. Dix millions de dollars, c’est une somme inimaginable pour moi. Je me demande si je n’aurais pas dû refuser… J’ai quitté ce bagne sans même un regard, une pensée pour mes compagnes de chaîne, pour Ligath la physicienne qui était ma meilleure amie, qui m’a soutenue, empêchée de sombrer dans la déchéance la plus sordide… Oui, je n’ai pas su conserver Jdrien, ton fils… Lorsque j’ai tué ce lieutenant Oude, j’ai cru agir pour la sécurité de l’enfant. Le Sibérien avait découvert son secret alors que je le baignais nu dans ma cabine. Il me faisait chanter. Sexuellement, ce qui n’était pas très important peut-être, mais je savais qu’un jour il se lasserait de ses caprices érotiques et parlerait à ses supérieurs. Je l’ai tué, j’ai jeté son corps en dehors du train-cabaret et j’ai commis des erreurs. On m’a accusée et j’ai confié l’enfant au Gnome et à une comédienne, Miele. Je suis certaine qu’ils ont tout fait pour préserver Jdrien, qu’ils se seront éventuellement sacrifiés…
— Le cabaret Miki n’existe plus… Il a été impossible d’en retrouver la trace. Le train lui-même a disparu, a été démantelé, les wagons dispersés. Les acteurs se sont fondus dans l’immensité sibérienne sans que personne, tu entends ? personne, ne puisse savoir ce qu’ils sont devenus. Je paye des agents secrets, des journalistes, des informateurs de toute sorte pour essayer d’obtenir un indice, un seul…
— Lorsque j’ai été arrêtée, condamnée, nous roulions vers le sud-est. Il y a là-bas des régions désertiques, avec de très petites stations, la vie y est très dure, très différente de ce que tu peux connaître.
— La vie est dure partout sauf pour ceux qui luttent comme moi, qui essayent de ne plus penser aux autres.
Devant tant de lucidité ou de cynisme, elle resta muette de surprise.
— J’ai l’argent, le pouvoir, sinon tu ne serais pas ici. Même Mrs. Diana a accepté le risque d’un conflit avec la Sibérienne pour me soutenir. Risque limité d’ailleurs, car la Sibérienne a déjà assez de difficultés sur le front occidental pour céder à la tentation d’en ouvrir un second sur la banquise.
D’autres convois encore plus rapides que le train privé les croisaient, les doublaient, et malgré l’isolation, l’air se mettait à siffler et le convoi tremblait sur ses roues comme s’il avait reçu une gifle colossale. À perte de vue, elle découvrait des flottes de wagons, de machines, des aciéries, des fabriques, des ateliers de montage qui se déplaçaient sans arrêt à la recherche de matières premières, de main-d’œuvre à bon marché. « La mobilité, c’est la vie », slogan des Compagnies, était appliqué jusqu’à une sorte de paroxysme sur la Concession Panaméricaine. En Transeuropéenne, les usines, les entreprises se sédentarisaient pour de longues périodes, mais ici c’était une frénésie. Des villes entières, occupant des dizaines, des centaines de voies, roulaient sans arrêt, nuit et jour, à petite vitesse certes, mais sans jamais ralentir en dessous d’un seuil jugé non rentable. Des flottilles de loco-cars, de cargos, les ravitaillaient. Une aciérie se déplaçait selon un itinéraire étudié à l’avance par ordinateurs et recevait au passage les apports des ferrailleurs, des sociétés minières, des récupérateurs. Ils devaient accoster les quais mobiles pour décharger leurs apports, accepter certaines contraintes d’attente, ce qui parfois les entraînait à des kilomètres de leur siège social, mais c’était ainsi.
Les entreprises de travail temporaire en faisaient autant avec des trains de wagons remplis de postulants qui ne pouvaient qu’accepter les conditions offertes, sinon il y avait dans un comté ou un district voisin d’autres fournisseurs de main-d’œuvre qui proposaient des tarifs inférieurs.
C’était une course frénétique au travail, mais surtout à la chaleur et à la nourriture. Les aciéries passaient pour fournir au minimum vingt degrés et trois mille calories, alors que les ateliers de confection vestimentaire par exemple ne garantissaient que dix-huit degrés et deux mille deux cents calories. Longtemps les aciéries n’avaient embauché que des célibataires ne pouvant assumer le logement pour toute une famille, mais le conseil d’administration de la Compagnie ferroviaire s’était rendu compte de la baisse de la natalité et avait obligé les gros sidérurgistes à modifier leurs positions en les menaçant de créer elle-même ses propres forges. Ils avaient alors accepté de fournir logement, chaleur et nourriture pour quatre personnes au plus, y compris le travailleur, en général un homme. Il n’y avait qu’une femme sur dix personnes dans ces monstres industriels sur rails.
Lien Rag en avait visité plusieurs pour les besoins du projet Big Tube. Comme un simple manœuvre, il avait dû accoster aux quais des voyageurs, descendre de son convoi pour être dirigé vers les bureaux des décisionnaires. Il se souvenait d’être arrivé en même temps qu’un convoi de deux cents travailleurs avec leur famille. Tous étaient surchargés de bagages, de colis, mais dans les limites d’un poids imposé. Les logements se trouvaient non loin des hauts fourneaux pour éviter la déperdition de chaleur et les installations trop coûteuses. Toujours des maisons sur roues évidemment, mais à étages, chaque famille avait droit à quatre mètres carrés par personne au sol. Mais pour quatre personnes, la surface ne dépassait jamais les quinze mètres carrés. Dans le quartier des logements ouvriers, il y avait des boutiques, des restaurants, des bars. On pouvait s’y amuser, danser, regarder de vieux films, lire, se distraire, mais avec certaines restrictions. Il n’existait aucune possibilité d’acquérir une culture d’un niveau supérieur permettant à l’esprit de se montrer curieux, voire critique. Grâce aux sociétés de travail temporaire, les velléités de grèves ou même de conflits moins durs étaient toutes arrêtées rapidement. La main-d’œuvre existait en grand nombre et de façon endémique. Pour un même travail il y avait toujours quinze postulants pour dix emplois en moyenne. Les compagnies de travail temporaire s’engageaient à fournir, à ceux qui restaient en réserve dans leurs villes-convois, au minimum seize degrés et quinze cents calories. Si bien que tous n’aspiraient qu’à travailler vraiment pour les aciéries qui offraient plus. Même, à la limite, pour les fabriques de textiles. Le pire restant les laboratoires où des bactéries fabriquaient, dans une atmosphère débilitante, les kilomètres de fil nécessaires aux ateliers de tissage. Puis enfin venaient les installations hydroponiques, les serres itinérantes qui fournissaient les protéines végétales. Pour les élevages, on avait dû renoncer au principe de mobilité, les animaux ne supportant pas les déplacements, même très lents. La productivité pouvait baisser de cinquante pour cent mais enfin il existait toujours des villes mobiles qui continuaient d’élever des volailles, des porcs et des bovins, soutenues par une publicité qui prétendait que la viande provenant de ces élevages était meilleure, plus tendre car constamment massée par les mouvements inhérents à la vitesse.
Yeuse se doutait que l’économie florissante de la Panaméricaine ne subsistait que grâce à des classes sociales exploitées avec méthode. On ne laissait jamais les gens mourir de faim ou de froid, mais on ne leur fournissait qu’un minimum insupportable. Les marginaux qui essayaient de subsister selon ces critères de chaleur et de nourriture connaissaient vite des troubles physiques et psychosomatiques profonds, qui finissaient par les conduire dans les trains-hôpitaux ou les trains psychiatriques. Certains parvenaient à se débrouiller avec astuce, parfois en rachetant une part de nourriture, en réduisant leur espace vital pour accumuler la chaleur, en trafiquant des denrées interdites comme les drogues, l’alcool, la prostitution. On venait d’arrêter, dans un convoi de travail temporaire précisément, toute une famille qui cultivait une plante ancienne hallucinogène, un champignon qu’elle faisait pousser sur des débris animaux. L’odeur avait fini par alerter les responsables de la société. D’autres distillaient du grain avec des alambics bricolés. Mais la prostitution était la plus grosse source de revenus pour toute une frange de la société. À la limite, Lien Rag se demandait si certaines sociétés de travail temporaire ne se servaient pas de cette façade pour camoufler tout un réseau clandestin du sexe.
Lien Rag comblait les ignorances de Yeuse sur ces sujets d’organisation sociale et elle demanda :
— Mais alors, qui vit dans les villes sous globe, dans les stations ?
— Les nantis. Ceux qui sont intellectuellement indispensables, ceux qui créent, ceux qui disposent d’un pouvoir. Mais eux-mêmes ne sont pas à l’abri d’un déplacement autoritaire ou d’une déportation. Même certains dômes sont mobiles. Difficile à croire, mais je m’en suis rendu compte à plusieurs reprises, et il semble que même des villes importantes aient été souvent déplacées.
— Mais les matières premières industrielles proviennent toutes du sous-sol ? Il faut donc des installations de surface permanentes ?
— Elles existent, sois-en sûre, mais provisoirement. Dès qu’un forage devient peu rentable, on l’abandonne pour en refaire un autre plus loin. Dans la région de l’ancienne cité de Détroit…
Yeuse secoua la tête. Elle ignorait jusqu’au nom de cette ville.
— Avant la grande période glaciaire, c’était la plus grande concentration d’usines fabriquant des automobiles, ces engins qui roulaient non sur les rails mais sur des routes… On a foré cent puits pour en extraire ces antiquités. Bien entendu on les remonte en pièces détachées. Il n’est pas question que l’homme de l’ère actuelle puisse rêver sur ce moyen de transport qui pourrait évoquer pour lui, à tort, car il y avait également des contraintes aussi frustrantes, une forme de liberté disparue. Depuis cent ans on a remonté des tonnes d’acier, de métaux non ferreux, de caoutchouc, de tissus et quoi d’autre encore… Le filon est loin d’être épuisé mais on fouille ailleurs.
— Mais dans le sous-sol, les mineurs, ils habitent bien des cités immobiles ?
— Pour un temps seulement, six mois au maximum. Toujours selon le principe des sociétés de travail temporaire. Il faut un renouvellement constant pour assumer la productivité sinon c’est la récession. Lorsqu’un type a rongé son frein durant trois mois avec seize degrés et quinze cents calories à bouffer, il se précipite sans rechigner sur les vingt degrés et les trois mille calories, plus un salaire qui lui permet de se divertir, de se saouler la gueule…
— C’est effrayant.
— Tu as vu mieux, en Transeuropéenne, en Sibérienne ? Non. Peut-être que c’est pire parce que les Compagnies coiffent étroitement toutes les entreprises. Ici il y a quelques possibilités. Infimes, mais elles existent. La marginalité donc et la possibilité, si tu as une idée, de créer quelque chose…
— Toi tu as réussi, dit-elle sans la moindre trace d’ironie.
— Parce que j’étais spécialisé en glaciologie et en nodules glaciaires… Une science qui n’existe pratiquement pas dans cette Concession. Parce qu’on creusait verticalement pour récupérer les richesses enfouies mais le Super-Métro creusé à l’horizontale sous la glace soulevait des difficultés inconnues. Et je me suis trouvé là au bon moment pour donner mon avis. C’est tout.
— Et tu as pu me racheter pour dix millions de dollars…
— Non, fit-il avec colère. Cent mille pelisses nous seront vendues en échange. Nous n’avons donné qu’un million en guise d’avance. Nous aurons une marchandise que nous pourrons vendre…
— Dans les boutiques des aciéries et des grosses sociétés capitalistes ?
— Et alors ? Nous les achèterons cent dollars et les revendrons cent cinquante. Ce sont de très jolies fourrures, non ?
— Oui, mais toi tu portes de la vraie fourrure… Qu’est-ce que c’est ?
— Du vison. Il y a des élevages sous serre dans des régions désertiques. C’est un cadeau de Diana.
— Elle te ménage, te chouchoute. Tu as couché avec elle ?
Lien la regarda avec les mêmes yeux froids qui la paralysaient. Il n’avait jamais essayé de la rejoindre dans sa belle cabine. Ni de nuit ni de jour. Il ne semblait plus avoir le moindre désir pour elle, pire, pas la moindre tendresse. Leur complicité de jadis paraissait morte après un an de séparation. Lorsqu’il était tombé amoureux éperdu de Jdrou, la jolie et jeune fille Rousse, elle avait su s’éloigner, mi-attristée, mi-amusée, puis revenir auprès de lui quand elle avait appris qu’il était le père d’un petit métis. Elle s’était occupée de Jdrien avec amour, comme s’il était vraiment son propre fils et Jdrien l’aimait. Sans faillir, elle n’avait cessé de lui parler de son père Lien et l’enfant, qui possédait des dons de télépathe, se nourrissait avidement de la moindre pensée qu’elle pouvait avoir pour Lien Rag. Cette boulimie mentale avait aidé l’enfant à se développer intellectuellement, à devenir un être très en avance sur son âge physique.
Tout cela elle ne pouvait l’expliquer à Lien Rag parce qu’elle avait beaucoup de pudeur, n’aimait pas parler d’elle-même, parce que cette disparition de leur complicité, de la tendre ironie qui les unissaient, laissaient à la place un no man’s land d’incompréhension.
Sans plus s’étonner de rien, elle se retrouva dans l’immense souterrain, mais pouvait-on encore baptiser ainsi cette caverne gigantesque qui forait l’inlandsis à perte de vue ? Dans laquelle roulaient déjà des trains rapides, des convois qui reliaient des points séparés de deux mille kilomètres en quelques heures ? Lien lui avait touché quelques mots de l’autre projet, du projet insensé de relier les deux pôles en retrouvant l’ancien sol du continent américain pour créer un nouveau continent subglaciaire. Déjà le Big Tube la laissait impressionnée, angoissée même.
— Si tu penses, dit soudain Lien Rag, que je suis complètement perdu pour mes vieilles idées généreuses, détrompe-toi. Il y a des Roux qui travaillent avec moi. Ils sont nourris, soignés, respectés. Et quand ils le désirent, je les fais transporter en Zone Occidentale selon un quota qui a été fixé par la Panaméricaine et les dirigeants de cette Zone dont le lieutenant Skoll fait partie. Je suis même venu ici comme agent secret de Skoll, mais les événements m’ont permis d’afficher au grand jour ma sympathie pour le Peuple du Froid. On me prend pour un original à ce sujet, mais j’obtiens des avantages pour les Roux. On a déjà envoyé des trains entiers de nourriture, de matériel et la Compagnie est presque décidée à leur abandonner cette zone frontière…
— Qui servira de zone tampon avec la Transeuropéenne, fit Yeuse. Si les Transeuropéens veulent envahir, ils devront d’abord affronter les Roux.
— Ils n’envahiront plus. Ils ont retiré leurs plus grosses unités pour les envoyer sur le front de l’est, ce qui leur a permis d’enfoncer la résistance sibérienne. J’ai participé personnellement aux discussions avec les Transeuropéens. La Panaméricaine a promis de ne pas profiter de la situation.
— Tu vis désormais sous la glace la majeure partie du temps ? demanda-t-elle soudain.
— Je n’ai même pas le temps de m’en rendre compte. Nous travaillons comme des fous.